Abeer Abu Ghaith, une geek palestinienne

Abeer Abu Ghaith est une sorte de « geek » de la Palestine. Elle a parti sa première entreprise en vivant chez ses parents dans la petite ville de Dura, à quelques kilomètres d’Hébron, en Cisjordanie.
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Le bureau d’Abeer Abu Ghaith ressemble encore étrangement à celui d’une chambre de petite fille. Avec ses murs aux couleurs vert pomme, ses rideaux décorés d’abeille souriantes et une simple table de travail, difficile de croire qu’il s’y brasse de grosses affaires depuis cinq ans.
Toujours pas mariée à 33 ans, la jeune entrepreneure palestinienne n’a pas eu le choix. Si elle voulait une carrière, elle a dû faire plusieurs compromis dont celui de vivre encore chez ses parents. « Dans notre culture, c’est encore impensable pour une fille de vivre seule et même de travailler. Alors imaginez lancer son entreprise! », lance Abeer en riant en commençant à raconter sa longue épopée pour devenir ingénieure informatique puis entrepreneure dans une région du monde où les tensions entre Israéliens et Palestiniens se font ressentir depuis plus de 70 ans.
Avec de l’énergie à revendre et une bonne dose de courage, Abeer a osé l’inimaginable en 2013. À l’époque, elle a fondé sa première start-up StayLinked, puis elle a créé MENA Alliances en 2015. Dans les deux cas, sa mission a toujours été de convaincre des entreprises étrangères de lui octroyer des contrats de création de sites web, de design, de traduction ou d’entrée de données afin qu’elle puisse faire appel à des pigistes vivant dans les territoires occupés palestiniens dans la Bande de Gaza et en Cisjordanie.
« Mon objectif est de créer de l’emploi pour les femmes et les jeunes palestiniens de moins de 35 ans », précise-t-elle en s’empressant d’ajouter qu’elle a réussi à créer 300 emplois à ce jour. « Comme nous vivons sous occupation israélienne, il est très difficile pour nous de circuler et de trouver du travail. Nous sommes constamment contrôlés, mais sur le web, il n’y aucun check-pointe et nous pouvons travailler sans avoir à bouger ! »
En 2014, la situation s’est malheureusement corsée lorsque les affrontements entre Israéliens et Palestiniens ont repris à Gaza. À l’époque, un magazine arabe lui avait accordé un contrat très lucratif de traduction. Des pigistes avaient été engagés à Gaza City, mais les bombardements ont tout arrêté. « Depuis des mois que je travaillais comme une forcené pour décrocher ce genre de contrats. C’est toute une tâche quand n’avons pas de connexion 3G, que l’Internet ne fonctionne pas entre les villes palestiniennes et que certains villages n’ont parfois pas d’électricité! J’ai bien cru que j’allais tout perdre…»
Abeer est soudainement gagnée par l’émotion. Plutôt verbomoteur, elle a cessé de parler d’un coup. Ses grands yeux noirs se sont embrouillés et sa voix s’est enrouée.
« J’étais complètement désespérée », se souvient-elle. « Je ne voulais pas perdre cette opportunité, mais quoi faire ? Un pigiste m’a alors appelé pour me dire : « Ne crains rien, si on survit cette nuit, on ira d’une ville à l’autre, on cherchera de l’électricité et on finira le travail! Ce jour-là, j’ai réalisé que mes efforts en valaient la peine, parce que ce travail leur donnait espoir…»
Et puis que sont-ils devenus ? « Ah oui, ils ont fini le contrat! »
Au même moment, la mère d’Abeer est entrée dans la chambre en s’affalant aussitôt sur son lit. En moins d’une minute, ses petits frères sont arrivés en courant. « C’est toujours comme ça ici! Je ne peux jamais être tranquille », s’esclaffe-t-elle avant d’aller les embrasser. Sa maman l’a observée avec un regard admiratif. « Je ne comprends pas toujours ce qu’elle fait, mais je suis fière de ma grande fille », s’exclame-t-elle en arabe.
Issue d’une famille de dix enfants, Abeer est la deuxième de la fratrie dont le petit dernier n’a que dix ans. Sa mère d’origine syrienne s’est mariée à 15 ans avec son père, un bédouin, dont la famille s’est réfugiée dans un camp en Jordanie après avoir été chassée de ses terres lors de la création d’Israël en 1948.
« Je suis née dans ce camp et j’y ai passé une partie de mon enfance », mentionne Abeer qui en garde de douloureux souvenirs. Sa famille vivait alors entassée dans une grande pièce et allait dans une école mise sur pied par l’ONU. « Tout le monde disait que je perdais mon temps à étudier, parce que j’allais devoir me marier et rester à la maison », se rappelle-t-elle avec amertume.
Après les accords d’Oslo en 1994, sa famille a finalement quitté le camp pour s’installer à Gaza, puis à Dura en Cisjordanie. Abeer a alors repris ses études au point d’entrer à l’école polytechnique d’Hébron en 2009. « En arrivant, j’ai demandé quel était le programme le plus difficile ? On m’a répondu le cours d’ingénierie en informatique et j’ai répliqué : je le prends sans rien connaître aux ordinateurs! »
Deux ans plus tard, cette jeune femme entêtée est devenue la première femme ingénieure informatique de la Cisjordanie. « C’était exceptionnel, mais mes parents refusaient que je travaille. J’étais très en colère, mais comme j’étais confinée à la maison, j’en ai profité pour suivre des tutoriels de programmes informatiques en ligne. J’ai alors appliqué à un poste d’instructeur à la polytechnique d’Hébron que j’ai décroché! Comme ce n’était pas loin de la maison, mes parents ont accepté. »
Loin d’être au bout de ses tracas, Abeer a dû faire face aux préjugés dès ses premiers cours. Les garçons de sa classe se sont plaints de se faire enseigner par une femme. À son deuxième cours, il n’y avait plus personne. « Je me suis résignée à poursuivre malgré tout, puis quelques semaines plus tard, ils sont tous revenus, parce que j’étais la seule qualifiée! »
À force de persévérance, Abeer s’est construite une réputation dans tous les territoires palestiniens. Face aux nouvelles opportunités, elle a convaincu ses parents de quitter le nid familial. « On m’a proposé de travailler avec un réseau de femmes entrepreneures à Ramallah. Entre femmes, il y avait moins de danger », indique-t-elle avec un petit sourire narquois.
Son nouvel emploi a été le début d’une grande aventure. Sollicitée de toutes parts, elle s’est mise à voyager au Moyen-Orient, à donner des conférences dans le monde, puis lorsqu’elle a eu l’idée de démarrer sa première entreprise, elle n’a pas eu le choix ironiquement de retourner vivre à Dura!
« Tous ces détours m’ont permis de réaliser que ma véritable vocation est d’aider ma communauté. J’ai le devoir de contribuer à son développement d’autant plus que tout passe par le web et que je suis l’une des rares palestiniennes réellement qualifiées en informatique », note Abeer.
Bien que son parcours demeure parsemé d’embûches, elle a la certitude que son modèle d’entreprise peut faire une différence. « J’ai fait la démonstration que mon plan d’affaires fonctionne même si je ne roule toujours pas sur l’or. Le plus important est de changer la destinée des jeunes palestiniens et pour cela, il se peut que je reste célibataire longtemps, à moins de trouver le bon prêt à me suivre! »